Quelques jours après la première vague de mobilisation contre l’implantation de Total sur le campus de l’École polytechnique, la direction de l’établissement a souhaité répondre aux critiques des élèves en organisant un amphithéâtre d’information sur le projet.
Quatre intervenants sont présents.
- Éric Labaye, président de l’École
- François Bouchet, directeur général
- Yves Laszlo, directeur de l’enseignement et de la recherche
- Philippe Drobinski, climatologue, directeur de recherche CNRS, directeur du Laboratoire de Météorologie Dynamique (LMD) et du Centre Interdisciplinaire Energy4Climate (E4C) de l’Institut Polytechnique de Paris, enseignant à l’X.
La vidéo de cet amphi d’information est disponible ci-dessous. Il manque les premières secondes. La séance de questions/réponses a été coupée.
Après avoir rappelé les nombreux liens déjà existants entre Total et l’École polytechnique (chaire, financement de la recherche), les intervenants ont défendu les partenariats public-privé en général et l’installation du bâtiment de R&D de Total en particulier, en invoquant un “partenariat historique”.
Cette argumentation se base en grande partie sur le discours de Philippe Drobinski, figure scientifique connue des élèves en tant qu’enseignant et directeur du laboratoire de météorologie de l’école. Celui-ci affirme (à partir de 9’30”) qu’il faut “que l’industrie et la recherche collaborent (…) pour que le temps de transfert de l’innovation (…) soit le plus court possible” et expose les bonnes raisons de collaborer avec Total.
Mais lorsqu’il se présente, Philippe Drobinski ne mentionne pas qu’il est également fondateur et directeur du centre interdisciplinaire Energy4Change (E4C). Or, le E4C est un centre de recherche financé par l’entreprise Total, qui est listé comme membre fondateur, collaborateur et mécène du centre de recherche. Ce n’est qu’après plus de cinq minutes de discours qu’il mentionne en passant l’existence du programme de recherche E4C (vers 15’30”) sans préciser qu’il en est le fondateur et directeur, ni le fait que Total en est partenaire.
Cette omission interroge. Pourquoi ne pas mentionner explicitement sa fonction de directeur-fondateur du centre E4C et le rôle qu’y joue Total ? Pourquoi ne pas simplement présenter la situation aux élèves : “Je dirige un centre de recherche qui compte Total comme partenaire, voici les raisons de ce choix, je vous raconte mon expérience, voilà comment ça se déroule en pratique, et je peux témoigner que je trouve cela satisfaisant.” Un tel discours aurait eu le mérite de la transparence.
Mais Philippe Drobinski préfère insister sur son statut de “climatologue”, terme répété à plusieurs reprise comme si ce titre scientifique le plaçait au dessus de toute forme de conflit d’intérêt, et s’en sert comme argument d’autorité pour défendre un partenariat avec Total : “on ne peut pas se payer le luxe”, “pas le choix, d’un point de vue presque moral, si on veut sauver la planète” … Si Philippe Drobinski n’indique pas explicitement qu’il soutient le projet d’un bâtiment Total au cœur du campus, par sa simple présence au côté de la direction et par son argumentation (“ce qui est certain c’est que la proximité […] est clairement un atout”, 19’30”) il est évident qu’il incarne pour l’auditeur “le climatologue qui soutient le projet d’implantation du bâtiment de Total”.
Pourquoi accepte-t-il de jouer ce rôle ? Est-ce par conviction ? C’est possible. Mais a-t-il vraiment le choix ? Peut-être se sent-il obligé d’épauler la direction parce que son laboratoire dépend (pour ses ressources financières et humaines) de l’X ? Serait-il embêté si le projet de bâtiment tombait à l’eau, et si Total décidait par la suite de réduire ses partenariats avec l’École ? Et quelle serait la réaction de Total si Philippe Drobinski s’opposait explicitement au projet ? L’entreprise pourrait décider de ne pas renouveler son partenariat pour le centre E4C, privant de financement Philippe Drobinski et ses collègues. S’il n’est pas certain que Philippe Drobinski se soit posé explicitement ces questions lorsque le président lui a demandé de se joindre à lui pour cette prise de parole, elles ont certainement joué un rôle implicite dans sa décision d’apparaître en tant que défenseur du projet.
Il convient de noter qu’au delà de l’amphi du 6 janvier, Philippe Drobinski est systématiquement cité en exemple par la direction de l’École lorsque celle-ci défend le projet d’implantation du bâtiment Total. Par exemple, on le retrouve sur les slides de présentation à l’intention du conseil d’établissement. C’est le seul chercheur mentionné nommément (et avec photo !) dans ce document. Il semble bien que Philippe Drobinski soit utilisé (qu’il en soit conscient ou non) comme caution scientifique pour défendre ce projet, lui qui a personnellement intérêt à ce que les relations partenariales entre Polytechnique et Total se portent au mieux.
Loin d’apporter un argumentaire convaincant sur la pertinence des investissements de Total, la situation de Philippe Drobinski nous semble offrir un parfait exemple de l’influence que peut avoir une entreprise sur le discours des chercheurs, dont tout le monde suppose a priori qu’ils jouissent de leur pleine liberté académique. Ces pratiques nuisent à l’image de l’École et discréditent l’ensemble de la communauté scientifique, à un moment où la confiance des citoyens en la parole scientifique est au plus bas.