Indépendamment de la réussite industrielle que représente Total, l’image de cette entreprise n’est pas neutre dans le paysage politique et économique mondial. L’École se doit d’afficher une distance et neutralité aussi grande que possible vis-à-vis de tout industriel, que ce soit Total ou un autre. Dans ce contexte, la grande promiscuité induite par ce projet de Total avec les élèves, dont certains ont vocation à occuper des postes de responsabilité dans des administrations liées au secteur de l’énergie, apparaît problématique. Ce projet présente un risque pour l’image de l’École auprès du public, de la communauté scientifique et porte atteinte au principe d’objectivité scientifique que doit afficher l’École.
Invités à s’exprimer sur cette question par leurs représentants, 61% des élèves se sont prononcés contre le projet (15% d’indifférents, 19% pour). Une mobilisation est en cours pour demander une révision du projet.
Les revendications du comité de mobilisation
Nous demandons que Total soit traité comme les autres entreprises qui signent des accords avec l’X. Que Total implante un centre de recherche et développement sur le plateau de Saclay et signe un partenariat avec l’École n’est pas un problème. Mais il ne faut pas confondre partenariat et privatisation des lieux de vie et d’enseignement !
Le projet actuel donne une situation exclusive à Total. Imaginerait-on un centre de R&D du groupe Huawei au sein de Télécom Paris, de Monsanto sur le campus d’AgroParisTech, de British Tobacco dans une faculté de médecine ou de Nexter à l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr ? Ces groupes sont légitimes pour défendre leur objet social et renforcer leurs expertises mais une institution publique de référence se doit de maintenir une certaine distance vis-à-vis d’industriels avec qui elle traite au quotidien.
Nous demandons donc que les relations entre l’X et Total soient normalisées. Pour cela, nous souhaitons :
1) Que le centre de R&D de Total soit construit à l’extérieur du campus, là où sont installées les autres entreprises.
2) Que le bâtiment Total soit uniquement dédié aux employés de Total, et non pensé comme un lieu de vie et d’accueil pour les élèves.
Rappel du rôle de l’École polytechnique
“L’École polytechnique a pour mission de donner à ses élèves une culture scientifique et générale les rendant aptes à occuper, après formation spécialisée, des emplois de haute qualification ou de responsabilité à caractère scientifique, technique ou économique, dans les corps civils et militaires de l’État et dans les services publics et, de façon plus générale, dans l’ensemble des activités de la nation.”
Article L. 675-1 du Code de l’éducation
D’autres entreprises sont installées sur le campus, par exemple Thalès. En quoi le cas de Total est-il différent ?
En effet, d’autres entreprises sont présentes à côté de l’École polytechnique. Le cas de Thalès est une bonne comparaison. Le bâtiment de Thalès est construit sur un terrain qui appartient à l’École polytechnique. Mais ce terrain se situe en marge du campus, de l’autre côté du “périphérique” et des clôtures qui délimitent le campus. À l’inverse, le bâtiment Total serait construit en plein cœur du campus, au plus près des salles de classe et des logements des élèves. De plus, le centre de recherche de Thalès est un bâtiment fermé, dont l’accès est réservé aux employés de Thalès. Évidemment des élèves qui voudraient travailler avec des chercheurs de Thalès peuvent y accéder ponctuellement. À l’inverse, Total souhaite faire de son bâtiment un lieu central de la vie des élèves, avec tout le rez de chaussé pensé comme un lieu de passage, avec des espaces pour travailler, une cafétéria ouverte à tous, un amphithéâtre à disposition des élèves pour organiser des conférences, etc. À titre de comparaison, le LIX, laboratoire d’informatique de l’École polytechnique, qui est donc le laboratoire de recherche publique où travaillent beaucoup des enseignants d’informatique de l’X, n’est pas accessible aux élèves, quand bien même il comporte un grand hall avec des tables pour travailler et une cafétéria. Le projet de bâtiment Total est bien particulier en ce sens et dépasse la simple implantation d’un centre de R&D sur le plateau de Saclay.
En quoi l’entreprise Total a-t-elle bénéficié d’un traitement particulier ?
Le terrain que l’École polytechnique a accepté de céder à Total est unique. Il s’agit de la seule parcelle constructible encore existante au cœur du campus étudiant. Pourtant les parcelles à construire ne manquent pas dans un rayon d’un kilomètre (voir le plan d’aménagement du plateau de Saclay). Mais c’est cet emplacement précis, situé entre les logements étudiants, les salles de cours, les gymnases et le restaurant universitaire, donc au centre névralgique de la vie des élèves, qui a été choisi. À cette place, d’autres projets auraient pu voir le jour, directement liés aux besoins de la vie étudiante. Le bâtiment Total ne correspond pas à un besoin des étudiants. Il pourrait très bien être installé plusieurs centaines de mètres plus loin, là où s’installent beaucoup d’autres entreprises, tout en restant facilement accessible.
Quels sont les liens entre Total et l’École polytechnique ?
Le PDG de Total, Patrick Pouyanné, est un ancien élève de l’École. Il a succédé à Jacques Biot à la présidence du Conseil d’Administration de l’École des Mines d’Alès (poste libéré par Jacques Biot lorsque ce dernier a pris la présidence de l’X). Ensuite, Patrick Pouyanné a été nommé au Conseil d’Administration de l’X (juste après la validation du projet de bâtiment Total) et il siège également au CA de l’Institut Polytechnique de Paris, qui regroupe plusieurs écoles d’ingénieurs dont l’X. Les liens entre la présidence de l’X et la présidence de Total sont donc de plus en plus étroits. De plus, en même temps que le projet de bâtiment (et théoriquement de façon indépendante), Total a accepté de verser 3,8 millions d’euros à l’X pour ouvrir une chaire d’enseignement. Il s’agit du plus gros montant versé pour une chaire à ce jour. À titre de comparaison, Google aurait payé de l’ordre de 300 000 € pour ouvrir une chaire d’enseignement l’année précédente.
En quoi ce projet est-il susceptible d’influencer les choix des élèves ?
Ce projet s’inscrit dans la droite lignée d’une campagne de communication agressive de Total vers les élèves d’écoles d’ingénieurs. L’entreprise s’est déjà offert le luxe d’être parrain de promotion (c’est-à-dire de subventionner la vie associative contre l’affichage exclusif de sa marque) des élèves de l’X il y a deux ans, des élèves de l’ENSTA l’an dernier, et des élèves de Télécom Paris cette année. On constate que Total cherche à attirer des jeunes ingénieurs malgré son image dégradée. Le cas de l’École polytechnique est particulier car elle a vocation à former des ingénieurs pour servir l’intérêt général, et plus spécifiquement de futurs hauts fonctionnaires des corps techniques, en charge de la politique économique, industrielle et énergétique de l’État. L’implantation d’un tel bâtiment menace cette mission première de l’École polytechnique, puisque Total bénéficierait d’un accès privilégié à ces futurs fonctionnaires. En étant installé au plus près des logements et salles de classes, avec un bâtiment ouvert à tous les élèves, il est évident qu’il sera beaucoup plus simple pour un élève de trouver un stage (de deuxième ou troisième année) chez Total que chez n’importe quelle autre entreprise puisqu’il faudra simplement parcourir quelques enjambées et pousser une porte. Total mise sur cette proximité pour continuer à recruter des ingénieurs plutôt que de s’interroger sur les véritables raisons qui rendent l’entreprise moins attractive pour les étudiants.
Total souhaite développer sa recherche sur les énergies renouvelables. Ne faut-il pas au contraire l’y encourager ?
Certes Total met en avant sa recherche sur les énergies renouvelables, et c’est le thème choisi pour la chaire d’enseignement. Tant mieux. Mais le projet consiste à installer toute la direction de la R&D de Total dans le bâtiment, y compris la recherche consacrée aux activités d’extraction de pétrole et autres énergies fossiles. Par conséquent, les élèves qui souhaiteront collaborer sur des projets de recherche avec les chercheurs de ce bâtiment seront également amenés à rencontrer et collaborer avec les équipes de Total qui travaillent sur les énergies fossiles. Enfin et surtout, que Total s’installe ici où quelques kilomètres plus loin n’aura pas d’influence sur la recherche qui y est menée. Nous encourageons bien-sûr Total à développer sa recherche sur les énergies renouvelables, mais pas en plein cœur du campus.
Pourtant on a vu des chercheurs de l’École défendre le projet. Ne faut-il pas leur faire confiance ?
En l’occurrence, un chercheur de l’X est mis en avant pour montrer son soutien au projet. Il s’agit de Philippe Drobinski, directeur du Laboratoire de Météorologie Dynamique, dont les travaux sont reconnus. Mais il faut comprendre que Philippe Drobinski a tout intérêt à ce que le projet Total se concrétise puisque cela va apporter des ressources à son équipe de recherche. Il y a donc un conflit d’intérêt lorsqu’il s’exprime pour défendre le projet. Il estime que son équipe de recherche gagnerait à un partenariat avec Total, ce qui est possible, mais néglige totalement l’influence que ce projet pourrait avoir sur les parcours des élèves. Son avis n’est donc pas objectif. Par ailleurs, d’autres chercheurs et enseignants chercheurs (évidement moins mis en avant par la direction de l’École) s’inquiètent de la conséquence de ce partenariat sur l’indépendance de leur recherche.